Description de l’album & analyse

mardi 30 août 2011, par Cécile Desbrun

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« C’est un véritable défi, de ne m’imposer aucune limite de sujet [cette fois] parce-que j’essaye de protéger mon enfant. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle j’ai composé ce que j’ai composé et fait ce que j’ai fait ces cinq dernières années. Maintenant que j’ai abordé les choses du point de vue d’une mère, d’une fille de pasteur et d’un être sexué, il est temps pour moi de faire quelque chose d’autre d’un point de vue énergétique. Je ne sais pas encore tout à fait comment le formuler avec des mots, et je pense qu’il est préférable de laisser la musique s’exprimer. » C’est par ces mots que Tori Amos a annoncé la future sortie de son prochain album sur AOL Music News Blog en juillet 2006. Et en effet, American Doll Posse s’est révélé être très différent des albums musicalement sereins qu’étaient Scarlet’s Walk (2002) et The Beekeeper (2005).

Pour son 9ème album solo, Tori a choisi de se démultiplier en cinq personnages et s’est tournée vers les dieux masculins du rock pour un disque très fortement influencé par le style et le son du glam-rock des années 70. Tirant son inspiration d’icônes telles que David Bowie et son Ziggy Stardust, Freddie Mercury, Robert Plant, Jim Morrison, James Taylor & co, l’artiste n’a pas hésité à « faire péter les amplis » avec un gros son où le piano n’est qu’un instrument parmi d’autres tandis que la basse, la batterie et les guitares occupent une place proéminente sur les titres les plus rock (« Teenage Hustling », « You Can Bring Your Dog », « Code Red », etc.).

De plus, elle a fait le choix de véritablement livrer une « performance d’art contemporain » en endossant la personnalité de quatre autres personnages en plus d’elle-même, tous basés sur le panthéon de la mythologie grecque et représentant différents aspects féminins… Chacune a son propre look, sa personnalité, ses chansons et son histoire, que Tori a par ailleurs développée dans quatre blogs tout au long de la tournée mondiale. Bien qu’elle se soit déjà déguisée en treize femmes différentes dans un style assez similaire pour les photos de son album de reprises Strange Little Girls en 2001, cette fois elle a poussé les choses plus loin et a emmené sa bande en tournée, une des quatre filles qui n’est pas Tori ouvrant le spectacle chaque soir pour interpréter une sélection de ses chansons avant de céder la place à Tori telle que les gens la connaissent (mais agrémentée d’une perruque rousse et d’une combinaison à paillettes flashy) pour le reste du concert. Les poupées « reprenaient » également quelques chansons du répertoire de Tori, qui étaient musicalement remaniées pour l’occasion, pendant leur acte.

Quant à la raison pour laquelle Tori a choisi de se créer des alter ego pour cet album, elle a expliqué que lorsque les chansons ont commencé à lui arriver durant la tournée pour The Beekeeper, elle entendait « des voix différentes, et les chansons étaient divisées entre elles. Comme si elles avaient été écrites par plus de gens. » En effet, les chansons étaient stylistiquement très variées, allant de titres assurément rock à des morceaux plus intimes, et elle a construit tout le concept de l’album à partir de là. Lorsqu’elle a réalisé qu’il ne s’agirait pas d’un « album d’auteur » et que la place du groupe serait déterminante, elle a décidé de faire venir les musiciens très tôt, « sachant que nous devions développer les chansons de A à Z », comme elle l’a expliqué à MTV.com en avril 2007. Lors d’une interview pour Recording Musician, elle a révélé que sa « concentration » sur le projet s’était étalée sur deux années entières, tandis que le développement des personnages a pris un an et demi. Elle a gardé les chansons et le concept pour elle un long moment, cependant, « un an », a-t-elle affirmé, avant de les jouer à son entourage. Le temps de les développer « intérieurement ».

Le concept se justifiait également par le contenu de l’album en lui-même : il s’agissait définitivement d’un opus politique qui abordait la situation conflictuelle et préoccupante aux Etats-Unis alors que George W. Bush avait été réélu en 2004 et que la guerre en Irak ne semblait pas avoir de fin. D’où les références évidentes aux « dieux du rock » des années 60-70 et au glam-rock. Mais, comme souvent chez elle, Tori a choisi de ne pas seulement adresser ce sujet à travers le prisme du président de l’époque George W. Bush et de la guerre en Irak (qu’elle aborde cependant dans « Yo George », « Dark Side of the Sun » et « My Posse Can Do ») mais aussi et surtout au travers d’un point de vue intime et personnel. Depuis la perspective d’une américaine. Ce qui nous amène à l’intitulé très ironique d’ « American Doll Posse » - « la Bande de la Poupée Américaine » - qui évoque à la fois un girls band futile et les poupées American Girls, des jouets pour petites filles très populaire aux Etats-Unis. Tori a été choquée de se rendre compte que de nombreuses femmes n’avaient pas réagi à la réélection de Bush alors que le parti conservateur Républicain qu’il représentait était véritablement une structure patriarcale autoritaire allant à l’encontre des femmes et de la liberté de tout un chacun de penser par lui-même et de se présenter comme bon lui semble.

« Je crois qu’il y a deux factions en présence et c’est une guerre d’idéaux qui se joue à présent », a-t-elle expliqué à Presstext.austria en juin 2007. « Vous ne pouvez pas être pour l’émancipation des masses tout en les contrôlant. Vous ne pouvez pas vouloir les contrôler ainsi que la manière dont elles pensent tout en voulant les voir libérées. Ça ne marche pas comme ça. Vous êtes soit d’un côté, soit de l’autre. De la manière dont je vois les choses, la philosophie des personnes qui se trouvent derrière le mouvement de la droite chrétienne est d’encoder les gens en leur imposant des limites. Des catégories. Des stéréotypes. En les compartimentalisant et en leur imposant des paradigmes. Ils rentrent dans ces cases et du coup, ils ne se posent pas vraiment de questions sur leurs opinions et ce qu’ils sont. Au contraire, ils choisissent de devenir ce que l’autorité en place voudrait qu’ils soient. Et comme on le sait, le meilleur moyen de contrôler quelqu’un est de le diviser pour mieux régner. » Et quel meilleur moyen de combattre la compartimentalisation dont les individus - et les femmes en particulier - sont victimes que de créer différents personnages positifs qui réussissent à échapper à ces stéréotypes tout en semblant adopter des codes similaires ?

« Pensez aux femmes » , continue Tori, « si vous mettez les femmes dans ces boîtes - nous avons donc la carriériste - nous avons la poule - la mère - l’artiste - puis vous les amputez de l’entité entière du divin féminin. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi d’emprunter ces différents types de caractères à la mythologie grecque pour les actualiser. Car j’ai le sentiment que ces stéréotypes féminins aux States sont tellement dilués et altérés. La carriériste est généralement complètement asexuée et c’est une garce. La poule ne se préoccupe en principe que de ses petits bijoux… et ne porte pas de culotte… et on est très loin de Catherine Deneuve. Ces filles ne véhiculent pas Aphrodite de quelque façon que ce soit. Elles sont complètement inoffensives et vulgaires. Puis vous avez les mères et vous vous dites : Hé, attendez une minute ! Pourquoi n’associons-nous pas les mères à des êtres sexués ? Soyons honnêtes, elles ont bien dû faire quelque chose pour que nous soyons là ! (rires) Et ce n’est pas forcément ‘vulgaire.’ Ca n’a pas besoin de l’être. Dans mon esprit, il y a eu une telle dissolution de l’archétype d’Aphrodite depuis que le christianisme gouverne - c’est devenu le mythe de Marie Madeleine et de la Vierge Marie. C’est vraiment simpliste. »

Alors, Tori a choisi cinq puissantes déesses grecques, toutes très distinctes mais possédant chacune une intégrité singulière : Déméter pour son personnage de Tori version poupée ; Athéna pour la rebelle gothique Pip ; Perséphone pour la timide et vulnérable Clyde ; Diane pour l’intellectuelle Isabel et enfin Aphrodite pour l’irrésistible mais intelligente cocotte Santa. Comme dans les girls band habituels, elles ont chacune leur style vestimentaire et un trait de caractère distinct, mais leur personnalité est bien plus complexe que ce qu’il paraît de prime abord. Elles ont de multiples facettes et aucune d’entre elles n’est faible ou superficielle. Que ce soit au travers des chansons, de leurs blogs respectifs ou en tournée, Tori a appliqué leur mythe à notre société moderne pour en explorer les différentes facettes.

Le fait qu’elle se soit inspirée, musicalement et stylistiquement parlant, des plus grandes icônes masculines du rock des années 60, 70 mais aussi 80 apparaît ainsi sous un nouveau jour. En effet, bien qu’ils étaient considérés comme très virils et de véritables forces en tant que musiciens et performers, ces artistes n’avaient pas peur de révéler leur part féminine au travers de leur style vocal et de leur look : ils portaient des pantalons en caoutchouc (Robert Plant, Jim Morrison) ou des vêtements voyants et excentriques (David Bowie, Freddie Mercury) et, en ce qui concerne Bowie durant ses périodes Ziggy Stardust et Aladdin Sane, du maquillage. « De la première décharge de musique à travers mon corps jusqu’à la dernière, je savais que le niveau de testostérone était élevé », a-t-elle déclaré au fanzine Little Blue World dans leur numéro du printemps 2007. « Peut-être qu’afin de me souvenir de la féminité désarticulée, qui trouve son origine dans l’arrivée d’un pouvoir patriarcal qui a amputé l’autorité matriarcale, j’ai dû le faire à travers l’usage de la testostérone. Revenons à cette analogie très simple : ‘l’antidote réside dans le venin.’ Vous ne pouvez trouver l’antidote que si vous possédez le venin. »

Elle espérait qu’avec cette approche singulière, elle pourrait atteindre les adolescentes comme les femmes pour les tirer de leur engourdissement afin qu’elles finissent par prendre une part active dans le monde dans lequel elles vivent et choisissent un président mieux à même de les représenter la prochaine fois.

Beaucoup d’attention fut portée aux photos et à l’imagerie de l’album : Tori a engagé le photographe suédois Blaise Reutersward qui a pris toutes les photos de la bande d’Amos dans le voisinage même de l’artiste aux Cornouailles en Angleterre, et les nombreux clichés de la séance ont été utilisés pour le livret du CD, le programme de tournée ainsi que les clips des singles, qui étaient en fait composés d’images fixes agencées en vidéos.

La photo de la « Bible et du sang », comme elle est communément appelée par les fans, était le premier cliché promotionnel révélé aux médias quelques mois avant la sortie du disque, et elle a créé une certaine sensation - au point que le Los Angeles Times consacre un article entier à ce sujet et à la réaction qu’elle avait provoquée. Cette photo marquante montre Tori dans une banlieue proprette de carte postale. Fixant l’objectif d’un air hagard dans une pose figée, elle tient une Bible dans une main et le mot honte est inscrit dans la paume de l’autre, tandis qu’un épais filet de sang coule de sous sa robe pour s’étaler sur le bitume sur lequel elle se tient avec un talon haut cassé. Le cliché a enthousiasmé les fans et choqué les conservateurs mais, surtout, 11 ans après la célèbre photo du « cochon au sein » de Boys for Pele, cela a permis de prouver que Tori était encore capable de créer une imagerie frappante et subversive pour accompagner et approfondir son œuvre.

Bien qu’il ait été critiqué par la presse musicale en raison de son format « trop long » de double-album réminiscent des concept albums des années 60-70 tel que le White Album des Beatles, American Doll Posse fut dans l’ensemble bien accueilli par les critiques tout comme par les fans et la tournée mondiale de 95 dates fut un succès. La plupart des dates nord-américaines (28) furent enregistrées et mises à disposition en format digital sous la forme de la série des Legs & Boots qui est dorénavant disponible sur l’iTunes Store de la plupart des pays. Deux concerts furent filmés à Oakland pour un DVD live, mais après la rupture de Tori avec Epic en 2008, l’enregistrement de son 10ème album solo et le projet des visualettes en 2009, le mixage reste encore à effectuer avant une probable sortie prochaine.

Les dolls sont également apparues dans The Road Chronicles, le DVD bonus de l’édition limitée d’Abnormally Attracted to Sin, qui contient des visualettes - des vidéos qui ne sont pas tout à fait comparables aux clips habituels de Tori - pour 16 des chansons.
Lisez une sélection de citations de Tori à propos de l’album.